L’axe «Ethnohistoire des cultures, des pratiques et des imaginaires» recouvre 4 sous-axes, qui, si on les considère attentivement, sont complémentaires dans leur visée de mise en valeur d’une histoire des comportements comme des représentations, de l’imaginaire :

– « Fonctionnalités des savoirs et fantasmes de l’histoire »
– « Imaginaires des temps de rupture religieuse »
– « Acteurs de l’imaginaire, imaginaire des acteurs »
– « Approches d’une histoire des affects et émotions »

1) Fonctionnalités des savoirs et fantasmes de l’histoire
Un des plans de recherche de Bertrand Haan a visé, dans cette optique, à valoriser la monarchie espagnole au XVIe siècle dans la connexion entre politique et histoire. Comprendre l’impact politique des troubles religieux espagnols, français et flamands a été une orientation première de ses recherches : la défense de la foi, qui s’affiche souvent de manière grandiloquente dans l’image du Roi Catholique, s’affirme aussi comme un principe de gouvernement – mais n’est que l’un d’entre eux. Envisagée à travers l’ensemble de ses acteurs, cette étude du politique a trouvé un prolongement dans la vision et les représentations de l’Espagne stricto sensu : celle-ci apparaît comme un espace en quête d’une histoire unifiée et chrétienne, cherchant à effacer la brisure de la conquête par des dynasties musulmanes, et se construisant d’abord face à l’étranger comme une communauté catholique exaltant son excellence, de manière collective plus que par des voies institutionnelles.
Depuis 2007, les travaux de Jean-Louis Quantin, au croisement de l’histoire de l’érudition et de l’histoire religieuse, se sont surtout inscrits dans trois champs. En premier lieu, a été achevé un livre sur la référence à l’Antiquité chrétienne dans la construction confessionnelle anglicane, issu de la première partie de l’ouvrage inédit rédigé pour l’habilitation à diriger des recherches. Cet ouvrage a paru à Oxford University Press en 2009. En second lieu, un travail a été conduit sur les rapports entre orthodoxie romaine et culture gallicane, surtout d’après les sources du Saint-Office et de l’Index. Au cours du dernier quadriennal, ces recherches se sont insérées dans le programme « Hétérodoxies croisées entre France et Italie, XVIe-XVIIe siècles » (École française de Rome, Université Paris-Sorbonne, Université de Parme). En troisième lieu, dans le sillage de ses recherches antérieures sur la réception d’Augustin dans l’Europe moderne, Jean-Louis Quantin a été co-éditeur de l’ouvrage international The Oxford Guide to the Historical Reception of Augustine : outre un chapitre introductif, « Augustine in the seventeenth and eighteenth centuries », il a personnellement rédigé onze articles. L’ensemble a été remis à l’éditeur l’été dernier et la parution est prévue à Oxford University Press en août 2013.
Un premier pan de l’activité de recherche de Caroline Callard prolonge et amplifie certains aspects abordés dans sa thèse sur la Florence granducale (Le Prince et la République. Histoire, pouvoir et société dans la Florence des Médicis, au XVIIe siècle, Paris, PUPS, 2007). Il s’est agi de mettre en lumière la singularité d’une période jusqu’à présent mal identifiée par l’historiographie italienne : celle des années 1640, autour de la première guerre de Castro (1643-44). Ce conflit oublié met pourtant aux prises la papauté et une ligue d’Etats Italiens (Toscane, Venise, Modène, Parme), brisant le tabou d’une guerre menée contre le pape, en pleine période de triomphe contre-réformé. Les recherches ont consisté d’abord à documenter le conflit en étant sensible aux éléments programmant son statut de damnatio memoriae. Dans un second temps, Caroline Callard a cherché à observer les effets du conflit sur les polémiques savantes et religieuses en relisant les productions contemporaines à la lumière du réel traumatisme qu’il représente pour les élites de la Péninsule.
Jean-François Dunyach, pour sa part, s’apprête à publier Les fins de l’histoire, Décadences, Lumières et visions de l’histoire en France et Grande-Bretagne, , Paris, Belin, à paraître courant 2012. Siècle et mouvements souvent auto-proclamés des idées de progrès et de raison, les Lumières furent également le moment d’une intense réflexion sur les enjeux et les perspectives de la notion de décadence, dont le discours des historiens, désormais tourné vers l’avenir, se fait l’écho. Le but de l’étude est de contribuer a une relecture du contexte intellectuel du XVIIIe siècle, au berceau même du progressisme historique : la France et l’Angleterre. Nées sous les auspices de la querelle des Anciens et des Modernes, les visions du devenir historique sous les Lumières s’achèvent dans une indéniable tension vers le progressisme dogmatique qui, plus qu’une victoire, traduit peut-être le besoin de conjurer un intense malaise. Les causes de cette sourde inquiétude sont à chercher dans les sources, nombreuses, des questionnements que pose l’histoire a l’avenir. Loin de l’idée convenue de l’éclipse de la notion de décadence au XVIIIe siècle, censément vaincue par la « religion moderne » du progrès, celle-ci acquiert en réalité les formes et l’étendue thématique qu’on lui connaît encore. À ce titre, la définition de véritables théories historiques s’opère, tant en France qu’en Grande-Bretagne, à travers le difficile examen de la question de l’inéluctable finitude. Plus qu’une hypothèse, la décadence fut une véritable hypothèque pesant sur l’origine de l’idée de progrès. Le thème du pessimisme historique offre ainsi l’occasion d’un examen des thèmes comme des formes, traditionnelles, nouvelles ou renouvelées, du discours des historiens au XVIIIe siècle. Il constitue ainsi un véritable crible de lecture des enjeux intellectuels des lumières.
Denis Crouzet a entamé une réflexion sur ce qu’il appelle « le XVIe siècle de Lucien Febvre ». Un XVIe siècle qui avait une dimension vitale dans la conception du renouvellement de l’histoire parce qu’il s’incarnait avant tout dans les figures d’Erasme et de Rabelais. Les deux humanistes évangéliques eurent la perception vive d’un XVIe siècle tourmenté et malheureux, mais ils eurent aussi l’espoir que les malheurs de leur temps, les persécutions, les haines, les horreurs pourraient un jour se défaire. Lucien Febvre avait l’espérance que les drames affreux du XXe siècle qu’il traversait, eux aussi, finiraient par se défaire et que l’histoire nouvelle était la balise à laquelle il fallait s’accrocher pour maintenir la foi en l’avenir. Il vivait et pensait dans l’empathie avec le temps des paradoxes humanistes. Dans cette optique, Denis Crouzet a édité, avec Elisabeth Crouzet-Pavan, un manuscrit oublié découvert dans les papiers de François Crouzet décédé en mars 2010. Il s’agit d’un ouvrage que François Crouzet, alors jeune agrégé âgé de 28 ans, avait écrit avec Lucien Febvre en 1950, un Manuel d’histoire de la civilisation française destinée à l’Unesco, qui devait être le premier volume d’une collection d’histoire des grands pays européens. Le projet était de dénoncer historiquement le nationalisme comme source des maux de l’Europe depuis le XIXe siècle et donc de montrer que la France s’était construite diachroniquement et essentiellement grâce à des apports culturels, économiques, humains, etc qui étaient exogènes. La France est donc dans cet ouvrage avant tout un mythe et son identité est vue par Lucien Febvre et François Crouzet comme procédant plus de constantes dynamiques d’appropriations externes que d’une auto-genèse. Le livre, titré Nous sommes des sang-mêlés, est non seulement un document sur un aspect mal connu de la pensée critique de Febvre dans les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi, peut-être l’occasion perdue d’un renouvellement du regard sur l’histoire de France dont l’auto-centrage demeure encore maintenant une des caractéristiques et, il faut le dire, une des faiblesses. Surtout y est lisible une véritable utopie de l’histoire au sens où Febvre et Crouzet imaginaient que par l’histoire délivrée de ses contenus nationalistes une paix universelle pourrait être en gestation, dans le cadre de l’émergence d’une civilisation mondiale unitaire qui serait d’abord la prise de conscience de l’unité de l’humanité inscrites dans tous les métissages, toutes les interdépendances et les connexions que le passé démontre et que l’historien a la mission éthique de mettre en valeur.

2) Imaginaires des temps de la rupture religieuse
Une partie importante du travail de recherche d’Alain Tallon s’est portée sur les échanges religieux entre France et Italie au XVIe siècle, dans le cadre notamment d’un programme de recherche commun avec l’Ecole française de Rome et l’Université de Parme « Catholicismes au pluriel et hétérodoxies croisées entre France et Italie aux XVIe et XVIIe siècles ». A partir des archives inquisitoriales, mais aussi des correspondances diplomatiques ou de textes spirituels, manuscrits ou imprimés, il s’est agi d’identifier des choix religieux qui, à l’intérieur même du catholicisme, peuvent suivant les temps et les lieux apparaître alternativement comme hétérodoxes et orthodoxes. La dimension comparative permet d’enrichir les analyses de ces hétérodoxies croisées, introduisant par exemple la dimension ecclésiologique dans le débat historiographique sur la construction confessionnelle catholique. Les aspects politiques de ces échanges religieux ont particulièrement retenu l’attention d’Alain Tallon, notamment sur le rôle politique de la papauté au XVIe siècle et les conséquences diplomatiques du tournant intransigeant adopté par Rome à partir des années 1540. Alain Tallon a organisé ou co-organisé, avec l’appui du CRM, 4 journées d’études et 4 colloques internationaux : Un autre catholicisme au temps des Réformes ? Claude d’Espence et la théologie humaniste à Paris au XVIe siècle, Paris, Université de Paris-Sorbonne Paris IV, 27 octobre 2007 ; Hétérodoxies croisées et controverses doctrinales entre France et Italie XVIe-XVIIe siècles, (École française de Rome, Università degli studi di Parma, Université de Paris Sorbonne Paris IV), séminaire I, Rome, 31 mai 2008. Séminaire II, Parme, 18 septembre 2009. Séminaire III, Rome, 30 mai 2011 ; avec Brigitte Basdevant et François Jankowiak, Les ecclésiastiques dans l’Europe catholique (XVe-XVIIIe siècle). Pluralisme juridique et conflits d’autorité, Université de Paris Sorbonne Paris IV – Université Paris-Sud 11, Sceaux-Paris, 5-6 novembre 2010 ; avec Isabelle Poutrin, Les expulsions de minorités religieuses dans l’Europe latine (XIIIe – XVIIIe s.) : argumentation théologique, théorisation juridique et pratiques sociales, Université de Paris Sorbonne Paris IV, Université Paris 12, Centre Alberto Benveniste, Paris, 3-4 décembre 2010 ; avec Brigitte Basdevant et Jean-Louis Gazzaniga, Les ecclésiologies entre théologie et droit canonique, XVe-XVIIIe siècles, Université de Paris Sorbonne Paris IV – Université Paris-Sud, Institut supérieur de théologie, Sophia Antipolis, 16-17 septembre 2011.
Depuis 2007, deux thématiques ont été développées par Tatiana Debaggi-Baranova : d’une part Les libelles et leurs usages pendant les guerres de Religion. La recherche a donné lieu, en plus de nombreux articles et communications, à la préparation de la publication de l’ouvrage A coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de Religion, Genève, Droz, 2012, et d’autre part Les procédés et les processus de la différenciation confessionnelle. De ces mises en perspectives découlent deux études « Stratégies de dénonciation des calvinistes et de leur message dans les écrits polémiques de Gentian Hervet () », journée d’études Enoncer /dénoncer l’autre. Discours et représentations du différend confessionnel à l’époque moderne, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris-Sorbonne, 13 février 2010, actes à paraître ; et « Culture commune, culture distincte : qu’en est-il des arguments et des exemples passe-partout? », Colloque international Anthropologie historique du protestantisme moderne, Neuchâtel, 19-20 avril 2012. Ces deux contributions qui portent, sur le nouveau rôle que la publication des écrits polémiques joue dans l’affirmation de la figure du pasteur et dans l’édification de la frontière confessionnelle et sur l’élaboration du discours anti-tyrannique, ont pour base méthodologique commune de ne pas postuler, d’emblée, l’existence d’une différence d’ordre anthropologique entre les catholiques et les protestants dans les premières décennies de la Réforme mais de s’interroger sur l’intégration progressive des contraintes extérieures entraînées par la situation conflictuelle. Tatiana Debaggi-Baranova a également posé les bases d’un travail sur l’écrit polémique dans la longue durée de l’Ancien Régime, XVII-XVIIIe siècles.
Dans Dieu en ses royaumes, Denis Crouzet a envisagé l’histoire française du XVIe siècle au prisme des angoisses et de rêves. Au commencement, il y eut le tragique d’une grande peur de la damnation face à un Dieu toujours plus distant et menaçant. La fin des Temps approchait et chacun se devait de se préparer au face-à-face avec le Christ, dans la pénitence, la prière et une obsession de pureté exigeant l’éradication violente de tous ceux qui attisaient par leur impiété ou leur hérésie la fureur divine. En contrepoint de ce noircissement culpabilisant du monde humain, Calvin proposa au fidèle une voie alternative et libératoire qui supprimait l’angoisse du salut en portant le fidèle à vivre dans une « bonne crainte » de Dieu. D’où, en profondeur des guerres de Religion qui opposèrent « papistes » et « huguenots », ou plutôt au cœur même de la dynamique des fixations confessionnelles, la violence d’un conflit entre hantise eschatologique et désangoissement, entre deux royaumes de Dieu. Dans le cours de cette histoire saccadée, Denis Crouzet s’est attaché à démontrer que le centre de gravité dramatique se déplaça : le pouvoir monarchique tenta d’entraver la crise en fixant dans la personne royale la mission messianique d’établissement d’un ordre de paix transcendant le jeu mortifère des imaginaires. Dieu en ses Royaumes raconte alors l’histoire d’un second grand conflit, opposant les rêves apocalyptiques et violents des catholiques intransigeants à l’utopie de modération d’un roi Christ luttant conte les passions de ses sujets, une modération dont les grandes figures furent Michel de l’Hospital, Catherine de Médicis, Charles IX et son frère Henri III. C’est à la monarchie d’Henri IV qu’il revint de clore cette tragédie par le truchement d’un autre jeu de symbolisation. L’étude démontre que l’Histoire fut alors érigée, à travers la figure d’un roi providentiel guidant ses sujets vers un nouvel âge d’or, en une instance de résorption des angoisses et des peurs eschatologiques. Dans la perspective de la complexification des problématiques sur les attitudes religieuses, Denis Crouzet s’apprête à publier aux PUPS, en collaboration avec Francisco Bethencourt (King’s College-université de Londres), « Frontières Religieuses. Contrebande et dissimulation dans le monde moderne ». Il a encadré des thèses qui ont été soutenues et sont toutes en voie de publication ou déjà publiées : Mathieu Lemoine, La faveur et la gloire : Le maréchal de Bassompierre mémorialiste (), 2012, PUPS ; Marie-Clarté Lagrée, « C’est moy que je peins ». Recherches sur les figures de soi à l’automne de la Renaissance, PUPS, 2011 ; François Navrocki, L’amiral Claude d’Annebault (vers ). Faveur du roi et gouvernement du royaume au milieu du XVIe siècle, à paraître aux PUR, 2012, prix Aguirre Basualdo-Braun Benabou de la Chancellerie des Universités de Paris ; Camille Grand-Dewyse, Emaux de Limoges au temps des guerres de Religion, 2011, PUR ; Marie Barral-Baron, agrégée d’histoire, L’enfer d’Erasme : l’humaniste chrétien face à l’histoire, 2012, Droz, Genève ; Damien Tricoire, « Compter sur Dieu ». Les conséquences politiques de la Réforme catholique en France, Bavière et Pologne-Lituanie, Thèse de cotutelle université de Münich-Paris IV (dir. Prof M. Schulze Wessel ; Eric Durot, « François de Lorraine () duc de Guise, entre Dieu et le roi », Garnier, 2012 ; Antoine Roullet, « La chair impossible La chair impossible : regards sur le corps et genèse de la réputation de sainteté chez les carmélites espagnoles (v1560-v1640) ; Olivier Spina, « Glorieuses cérémonies et honnêtes divertissements : les Londoniens et les spectacles sous les Tudors () », à paraître Garnier 2013 ; Nathalie Szczech, « Calvin polémiste. Une maïeutique du Verbe », à paraître Garnier 2013 ; Béatrice Blot, « Symboliques convulsionnaires : recherches sur un manuscrit inédit de la BNF ».

3) Acteurs de l’imaginaire, imaginaire des acteurs
Le second pan des recherches de Caroline Callard présente un caractère de nouveauté par rapport à son travail de thèse. Visant à la rédaction d’un livre intitulé Spectre et histoire dans l’Europe du premier âge moderne, il a pour objet l’observation de l’apparition des fantômes entre XVIe et XVIIe siècle. L’enquête, qui s’attache donc à prendre en compte l’imaginaire à travers des acteurs fantasmés, devrait au total compter cinq chapitres qui, la plupart, ont pour point de départ l’apparition de cas de hantises dans des contextes différents : livres de droit, archives des procès, occasionnels, gravures de ruines hantées, traités savants, textes de piété ou manuscrits émanant de mystiques. Chaque enquête prend naissance à partir de cas précis : un procès invoquant le droit de rompre un bail de location avant terme pour cause de hantise dans les années 1570 à Paris, La décision prise par Louis XIII de raser les ruines du château de Bicêtre, réputé hanté, en 1634, l’apparition d’une science des spectres, mieux, d’une « psichologie » dans les traités de Pierre le Loyer et Noël Taillepied au tournant des XVIe et XVIIe siècles, les apparitions d’âmes défuntes auprès d’un jésuite napolitain au cours des années depuis 1570 environ jusqu’à sa mort en 1620. Tous ces éléments révèlent que l’activité du fantôme s’inscrit dans les processus les plus divers : naissance d’un droit français, contribution à l’imaginaire monarchique, traçage des frontières de l’orthodoxie, construction du concept de science, définition d’un public – celui du spectacle ou du livre. Davantage, le fantôme, en véritable passe muraille, peut faire signe, comme dans les traités de Pierre Le Loyer, vers le nouveau monde et jusqu’aux peuples du cercle polaire.Les fantômes du premier âge moderne semblent tracer non pas une généalogie de la modernité, mais une archéologie, où chaque strate temporelle dessine son propre réseau de spectralité, un réseau dense et peuplant, puisant son dynamisme proliférateur dans la formidable ubiquité de l’objet fantôme, éternel présent absent. Ces recherches ont déjà fait l’objet de présentations au cours de différents séminaires et colloques, qui donneront lieu à de prochaines publications.
Marie-Clarté Lagrée est partie à la recherche d’un autre acteur de l’imaginaire quand elle s’est interogée sur ce que voulut exprimer Montaigne lorsqu’il écrivit, à l’adresse du « lecteur » de l’automne de la Renaissance, « Car c’est moy que je peins » ? Pourquoi le motif de la peinture de soi s’imposa-t-il ainsi fermement à lui au tournant de 1580 ? Dans ce livre singulier, Marie-Clarté Lagrée a réfléchi, en historienne, à l’imaginaire de la personne humaine, et donc à la construction culturelle de l’intériorité qui est au travail en amont et en aval des Essais, entre 1560 et 1630. Elle isole les différentes figures de soi qui ont cours et sont élaborées alors que le royaume de France bascule dans la division religieuse, et dévoile un glissement capital autour de 1580. La représentation dominante de la personne, qui prévalait, appuyée sur les Écritures, sur Aristote, sur Thomas d’Aquin, sur Hippocrate ou encore sur Galien, fut mise en crise : le cheminement de ce livre scrute un délitement subjectif insidieusement en œuvre dans les consciences, puis discerne les mouvements et les tensions de restructuration qui interviennent durant le premier tiers du XVIIe siècle. Il faudrait aussi évoquer ici, sous l’égide d’Yves-Marie Bercé et en co-ordination avec Myriam Yardeni, l’organisation de colloques internationaux des Universités de Haïfa et de Paris-Sorbonne sur « Les croyances pré-scientifiques des élites, XV°-XVII° siècles », Haïfa, 2009 et Paris, 2011, dont les actes sont à paraître.
Mais l’imaginaire a été aussi ausculté à travers une histoire introspective de l’imaginaire d’acteurs historiques. Denis Crouzet ainsi a travaillé sur un paradigme, celui de l’astrologue. Il s‘agit de Nostradamus. Une médecine des âmes à la Renaissance. En se démarquant des lectures anachroniques, il a étudié l’ensemble des œuvres de l’« astrophile », de sa traduction de l’Horus Apollon, son traité des fards et des confitures jusqu’à ses almanachs de pronostication et ses Prophéties. Il a voulu historiciser l’écriture de Nostradamus. Nostradamus se veut un prophète des mystères de la Création, qui donne à lire une encyclopédie du mal humain : son monde est terriblement noir, sombre, fait d’une accumulation de meurtres, massacres, crimes, famines, pestes, parricides, infanticides, déluges, comètes, séismes… Rien ne semble briser cette récurrence du malheur qui guette l’homme et qui est d’autant plus oppressante que le Dieu « fabricateur » du grand monde est absent de cette histoire prophétique qui superpose passé, présent et futur. Il a semblé à Denis Crouzet que Nostradamus, dont on peut soupçonner qu’il était plutôt séduit par un christianisme érasmien, donnait à son écriture une visée évangélique. Il ne faisait que vaticiner sur un motif dominant : l’homme loup pour l’homme, l’homme habité par le mal, l’homme ne pouvant que faire le mal, l’homme vivant sans Dieu. Cette réitération avait une fin : faire prendre conscience au lecteur de ce qu’il n’y a de salut que dans le refus de soi, dans la certitude du néant de l’être pécheur, et dans la prière adressée à un Dieu caché ayant pour l’éternité témoigné de son amour dans sa Parole. Sans doute sur la même ligne que Marguerite de Navarre, Nostradamus exprimait une infinie confiance, au milieu des exclusivismes qu’il sentait monter autour de lui, dans une foi intériorisée, s’alimentant d’une Parole qui était la parole vivante de Dieu. Il en appelait, par-delà les choix confessionnels, au seul amour de Dieu. Son univers prophétique tragique visait à réaliser une conversion, par la terreur, sur le même mode que Rabelais qui lui utilisait le rire pour détourner ses contemporains des tentations de violences qui montaient partout en raison des exclusivismes confessionnels. Nostradamus en son temps était un chrétien du libre arbitre, et du refus de la violence.
Toutefois les acteurs de l’imaginaire ne se réduisent pas, dans ce sous-axe, à des individus dont l’historien essaie de sonder l’intériorité possible. Les recherches d’Eric Mension Rigau, centrées sur l’étude de la transmission de la culture et de l’identité nobiliaires dans la société française post-révolutionnaire, relèvent à la fois de l’histoire sociale par l’étude d’un groupe défini par son ancienneté d’appartenance à l’élite et de l’histoire culturelle par l’analyse des représentations littéraires, artistiques ou populaires dont il a été l’objet. Un premier champ a eu pour objectif le repérage et l’analyse des processus selon lesquels les anciennes élites ont adapté, au cours des XIXe et XXe siècles, les principes, les traditions et les représentations qui leur servent de références. Ce chantier de recherche a comporté deux principaux champs d’investigation : d’une part les activités sociales de la noblesse dans les campagnes françaises depuis le milieu du XIXe siècle et, d’autre part, ses comportements culturels distinctifs. Le second champ de recherche a été celui de l’étude de la transmission des supports mémoriels, au premier rang d’entre eux figure le château. Ont été élargies les enquêtes que menées depuis le début des années 2000 par d’autres études, centrées notamment sur des monuments marqués par une grande stabilité, notamment par l’appartenance à une même famille depuis de multiples générations.

4) Approches d’histoire des affects et émotions
Un des promoteurs de ce sous-axe est Bertand Haan, à travers son souci de mener une enquête élargie sur l’histoire de l’amitié. Car ses premières recherches consacrées à l’amitié entre princes au XVIe siècle se sont en effet élargies à une appréhension globale de l’amitié, étudiée dans ses dimensions politique, sociale et même émotionnelle, sur le temps long. L’organisation d’une Université d’été en 2011 (cf. le programme ci-joint) a été la principale occasion une civilisation de l’amitié qui s’épanouit entre le XIIe et le XVIIIe siècle, qui se caractérise par une généralisation de liens d’amitié fortement liés à la parenté dans l’ensemble de la société, adopte les formes et le langage de l’affection et de l’amour, mais, à l’inverse du modèle électif défendu par Montaigne, présente majoritairement un caractère formel et utilitaire. Il s’est agi de l’étudier en historien, c’est-à-dire en pratique. elles se sont principalement traduites par l’organisation d’un colloque en juillet 2011, fruit d’un partenariat franco-allemand entre le Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne), le Centre Norbert Elias (EHESS/CNRS), l’Institut historique allemand (où s’est déroulée la rencontre), le Graduiertenkolleg 1288 „Freunde, Gönner, Getreue“ (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg), et enfin d’un soutien financier de l’Université franco-allemande (Deutsch-Französische Hochschule). Cette université d’été, dans laquelle sont principalement intervenus des jeunes chercheurs Français et Allemands, a défendu une approche de l’amitié qui n’est pas réduite à son idéal. Il existe une véritable civilisation de l’amitié entre le XIIe et le XVIIIe siècle, et il s’est agi de l’étudier en historien, c’est-à-dire en pratique tout d’abord, à travers les différentes catégories sociales (clercs et nobles servant de modèles) et face à la conjoncture (entre autres celle des conflits confessionnels et des rapports entre époux et du genre). L’amitié entre princes. Une alliance franco-espagnole au temps des guerres de Religion (), Paris, Presses universitaires de France, 2011.
Dans le cadre d’une historicisation des affects, il faut encore citer Yves-Marie Bercé, avec l’organisation en 2009 d’un colloque international à La Roche-sur-Yon, Institut catholique d’enseignement supérieur, sur « Les autres Vendées. Les soulèvements paysans contre-révolutionnaires dans l’ Europe du xix° siècle » dont les Actes sont à paraître en 2013. Et surtout avec la publication Lorette aux xvi° et xvii° siècles. Histoire du plus grand pèlerinage des Temps modernes. Paris, PUPS (Presses universitaires de Paris-Sorbonne), juin 2011, 372 p. Dans cet ouvrage, Yves-Marie Bercé a porté son attention qur laa petite cité de Lorette sur la mer Adriatique qui conserve une relique extraordinaire : les murs, dit-on, de la Maison que la Vierge Marie habitait à Nazareth et où elle reçut l’Annonciation. La renommée de ce lieu sacré dépasse les siècles et les continents. Aux XVIe et XVIIe siècles ce fut le pèlerinage le plus célèbre du monde catholique. Venaient y prier les fidèles persécutés d’Irlande, de France, d’Allemagne ou des pays slaves du Sud. Parmi tant d’autres, Montaigne, Descartes ou la reine Anne d’Autriche lui adressèrent des voeux. Le territoire de Lorette, presque autonome, ne dépendant que du Pape, devenait une sorte d’Etat de Notre Dame. L’enjeu du livre a été de faire connaître non seulement les institutions permettant l’accueil et le contrôle d’immenses foules, mais aussi les espérances et les émotions des pèlerins. Donc une histoire de l’émotion religieuse , car Lorette ce que fut pour l’Europe le principal pèlerinage marial de la période, non seulement comme objet de dévotion (la maison de la Bienheureuse Vierge Marie réputée transportée par les Anges, ou par voie de mer, mais vraisemblable relique), mais aussi comme havre de salut pour tous les pauvres et les persécutés, et, comble d’émerveillement, magnifique concentration architec-turale et artistique (« cité des merveilles » résume l’auteur).
Enfin l’histoire des affects et des émotions a été envisagée à travers l’histoire du corps et les recherches de François Dartois sur les « Turcs et turqueries dans les  » représentations en musique  » aux XVIIe et XVIIIe siècles », et sur les ballets pantomimes de Gluck et Angiolini à la fin du XVIIIe siècle.

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